Vérité et fiction : que faut-il croire dans le roman policier historique ?

« La littérature est une extension de la vie non seulement horizontalement, mettant le lecteur en contact avec des événements ou des lieux ou des personnes ou des problèmes qu’il n’a pas rencontrés en dehors de cela, mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience qui est plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans la vie. »

Martha Nussbaum

«  Je ne cherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique. »

Jonathan Littell

Parce que le polar historique distille des « éléments vrais » dans le récit, de nombreux lecteurs s’interrogent : quelle(s) vérité(s) peut-on trouver dans le polar historique ? Quelle(s) vérité(s) peut-on trouver dans Le Nom de la rose, L’Aliéniste, Une conspiration de papier, La Rose et la croix, les aventures de Nicolas Le Floch ou d’Eraste Fandorine, pour ne citer que quelques « grands » polars et séries historiques par leurs dimensions et par leur ambition ?

Le premier but des auteurs était d’apporter du plaisir et du divertissement, et non pas de proposer une quelconque vérité. Mais l’un n’empêche pas forcément l’autre.

La plupart des auteurs mettent un grand soin dans la recherche historique et s’appliquent avec beaucoup d’attention à éviter les anachronismes. Si leur travail consiste à restaurer la vérité du passé – en usant plus souvent d’« effets de réel » qu’en déroulant un savoir encyclopédique –, leur objectif n’est pas, en général, d’en tirer des leçons ou des vérités pour aujourd’hui.

Mais la question de la vérité dans le polar historique ne se réduit pas, comme on l’entend fréquemment, au fait de savoir si les événements et personnages du passé sont restitués avec fidélité. Elle interroge aussi sur ce que, indépendamment de la reconstruction du passé, le romancier dit de « vrai » sur l’homme. Vaste sujet qui déborde largement le cadre du roman historique, mais sur lequel nous pouvons proposer quelques éclairages.

Premier-plan romanesque et arrière-plan historique

Dans un polar historique comme, plus largement, dans un roman historique, on pourrait dire grossièrement qu’un arrière plan le plus juste et « vrai » possible (au sens de la « vérité historique ») côtoie un premier plan « vrai » au sens du romancier, c’est-à-dire d’une vérité plus ténue dont on va reparler.

Le polar historique mêle ainsi deux vérités de nature différente, qui tantôt se complètent, tantôt s’ignorent ou se contredisent : la vérité historique, matière nécessaire, mais partielle et insuffisante pour le romancier, et la vérité du romancier, qui intéresse peu l’historien.

Le romancier Serge Bramly estime que : « Pour un romancier, les faits ne servent qu’à introduire du sentiment. On a l’impression que c’est pour clarifier les choses. En fait, c’est pour obscurcir les faits par des sentiments qui sont personnels et qui donnent une autre épaisseur à la réalité. […] Tout le travail du romancier consiste essentiellement à traduire un sentiment qui est presque toujours le même, qui est celui de la mélancolie, de la nostalgie, du temps qui passe […] l’émotion littéraire a à voir avec quelque chose qui a disparu, avec une manière de masquer la mort, de ne jamais la nommer tout en en faisant sentir le poids. [… L’historien], évidemment, ne peut pas s’arrêter à ce genre de considération terriblement évanescente et personnelle. […] Ce n’est pas quantifiable, on ne peut mettre cela en statistiques, on ne peut pas le prouver. Les sentiments qu’éprouvaient Napoléon à la bataille de Waterloo ou d’Austerlitz, qui sont capitaux pour le romancier, n’ont aucun intérêt pour l’historien et, au contraire, embrouillent l’histoire. […] en tant que romancier, ce que l’on veut introduire, ce n’est pas des vérités globales, mais purement individuelles. Le destin d’un individu est celui auquel on s’attache, et pas celui d’un pays, d’une nation, etc., qu’on laisse à l’historien. Mais quand on suit le destin individuel, il y a des doutes sur la part de libre arbitre, de volonté, de hasard, etc. C’est cette métaphysique qui est la matière du romancier. […] Ce qui m’amuse, c’est d’appuyer cette métaphysique sur des fondations de réalité solide. Tout est reconnaissable. Les pierres sont là, on peut les reconnaître. Et là-dessus les fantômes des interrogations planent, qui sont le vrai sujet. »

Réécritures « policières » de l’histoire

On l’a dit, les auteurs de polars historiques s’attachent à respecter une grande fidélité au passé. C’est le gage de la crédibilité de l’intrigue : une erreur historique importante détruirait la confiance du lecteur et suspendrait aussitôt son intérêt.

Cependant, les auteurs se détachent toujours, à un moment ou à un autre, de l’histoire « officielle ». Pourquoi, sinon, seraient-ils romanciers ?

Josephine Tey égratigne celle-ci dans La Fille du temps. On comprend en lisant ce roman que, l’historien ne pouvant avoir entièrement accès à l’intimité de ses personnages, son récit en subit les conséquences : il est parfois décousu ou contradictoire, semé de trous que le romancier remplit à sa manière. Dans La Fille du temps, l’inspecteur Alan Grant élabore une nouvelle version de la disparition des neveux de Richard III, en faisant appel à sa profonde connaissance du comportement humain plutôt qu’aux conclusions des historiens. « C’est un des points de friction les plus sensibles entre tempéraments d’historiens et tempéraments « littéraires » », explique Paul Veyne. Devant une énigme historique, les seconds chercheront la solution dans la connaissance du cœur humain et les premiers entreprendront une « mise en série » à partir de données d’époque. » Sans entrer dans des débats qui questionnent profondément la vérité de l’histoire écrite par les historiens1, les romanciers savent que « Tout « fait » est entouré d’une marge de non-événementiel implicite et c’est cette marge qui laisse la place de le constituer autrement qu’on ne le fait traditionnellement » (Paul Veyne) et également que « La plus grande partie de ce qu’on pourrait savoir de l’homme, la plus intéressante peut-être, il ne faut pas la demander à l’histoire » (idem).

Par rapport à d’autres genres comme la romance historique ou le roman d’aventures historiques, la spécificité du polar historique est de proposer une (ré)écriture du passé qui s’appuie non seulement sur « la connaissance du cœur humain », mais aussi sur la méthode rigoureuse de l’enquête policière et de l’analyse d’indices. La précision des faits et de leurs enchaînements y est la matière première de l’intrigue, que l’intention de l’auteur soit juste de divertir et de jouer intelligemment avec l’histoire ou qu’elle soit, dans une perspective plus poussée, de résoudre une énigme du passé. Le passé est reconstitué d’une façon non seulement plausible, mais argumentée et logique, même – et surtout – si elle ne correspond pas à la version des historiens.

S’affranchir de l’histoire « officielle »

À partir de faits historiques, Alan Grant propose ainsi un autre récit que celui des historiens. Cette réécriture de l’histoire officielle est également à l’œuvre dans certaines enquêtes de Louis Fronsac (Jean d’Aillon), Nicolas Le Floch (Jean-François Parot), des romans de P. C. Doherty, etc.

Rappelant en cela la démarche du néo-polar qui se méfie de l’histoire connue et reconnue, certains auteurs de polars historiques revendiquent de s’affranchir de celle-ci pour des raisons « politiques » ou artistiques, afin de dire d’autres vérités. David Liss explique : « Pratiquement rien de ce qui se produit dans le roman [Une Conspiration de papier] ne s’est réellement passé. Dès le début, je voulais rester éloigné d’une histoire basée sur des faits réels, car je me sentais mal à l’aise avec les limites qu’imposent de tels projets. Je voulais pouvoir conduire le récit comme je le désirais et je ne souhaitais pas m’inquiéter de représenter de façon fidèle ou non des personnes ayant réellement vécu. Au lieu de cela, j’ai choisi de m’intéresser aux origines du marché boursier et à la sorte de frénésie paranoïaque associée à cette époque, et de raconter une histoire qui y mêlerait l’atmosphère du Londres du XVIIIe siècle. »

Quelques romanciers repoussent encore plus loin les contraintes de l’histoire officielle et pénètrent dans l’uchronie policière, tel Robert Harris dans Fatherland. Avec l’uchronie policière (une intrigue policière située dans un passé imaginaire, qui, à un moment précis, diverge de l’histoire telle que nous la connaissons), on sort du roman policier historique à proprement parler pour réinventer profondément une époque. Dans Fatherland, l’uchronie obéit à la logique en même temps qu’à l’imaginaire. Elle ne répond pas seulement au désir de faire de la fiction, mais aussi à celui de réfléchir sur l’histoire telle qu’elle s’est produite. Robert Harris montre en l’occurrence jusqu’où l’histoire peut être réécrite par les vainqueurs. Dans son roman, l’inspecteur Xavier March découvre que les camps de concentration, vérité effacée par le régime, ont réellement existé.

À ce titre, certains historiens – davantage anglo-saxons que français – ne dédaignent pas non plus l’uchronie (ou « histoire contrefactuelle » ou « histoire potentielle », ou encore « What if history »), qui leur permet d’envisager un autre court que celui qu’ont suivi les événements historiques les plus connus2.

Les « vérités d’une certaine sorte » du romancier

Quittons l’uchronie pour revenir au roman en général, dont le polar historique n’est qu’une catégorie particulière. La vérité peut-elle se nicher dans des récits qui ne sont pas « vrais » au sens littéral du terme ?

Dans La connaissance de l’écrivain sur la littérature, la vérité et la vie, Jacques Bouveresse s’intéresse à la vérité que détiendrait le romancier : « Le problème de la vérité dans le roman n’est probablement pas, en premier lieu, et encore moins uniquement, celui de la vérité du récit. Ceux qui estiment que le roman est capable d’exprimer des vérités d’une certaine sorte pensent, de façon générale, plutôt à la possibilité qu’il a de représenter, correctement ou incorrectement, ce qu’on appelle « la vie », que les événements qu’il décrit soient ou non réels, ou encore à la façon dont il peut exprimer des vérités qui sont de nature morale. » Cela signifierait qu’un roman historique, même « faux » sur le plan historique, pourrait recéler « des vérités d’une certaine sorte. »

Les romanciers revendiquent ce pouvoir d’exprimer des vérités – certains avec beaucoup d’humilité, d’autres avec beaucoup moins.

Pour le romancier Richard Lee, « le roman historique nous fait ressentir, en tant que protagoniste, ce qui serait autrement mort et perdu pour tous. Il nous transporte dans le passé. Et les meilleurs romans historiques nous présentent une vérité du passé qui n’est pas la vérité des livres d’histoire, mais une vérité plus grande, une vérité plus importante – une vérité du cœur. »

Pour William Rainbolt, professeur à l’université d’Albany, la valeur d’un roman historique réside dans sa capacité à emporter l’adhésion du lecteur plus qu’à restituer le passé avec exactitude : « L’intérêt de ce travail est d’inciter les lecteurs à découvrir par eux-mêmes ce qu’a vraiment été le passé. […] Les ventes de livres sur le sujet augmentent, les librairies remettent en vitrine des ouvrages oubliés. Cela est pour moi le meilleur critère pour juger d’un roman historique : est-il réussi comme œuvre artistique, indépendamment de la façon dont il traite le passé ? Incite-t-il le lecteur à faire une expérience inédite qui va lui faire découvrir quelque chose sur lui-même, mais aussi sur les autres ? »

On rencontre cependant sur ce terrain-là beaucoup de « bavardage de sacristie sur la mission de l’artiste », comme l’écrit Robert Musil dans ses Essais, et de « bigoterie philosophico-littéraire », selon Jacques Bouveresse qui critique ce « cri de ralliement utilisé par des gens qui partagent une conception plus ou moins religieuse de la littérature, de sa position d’exception et de sa mission plus ou moins sacrée. Le problème crucial est qu’il y a un abîme – que l’on se garde soigneusement, de façon générale, d’essayer de franchir – entre ce genre de déclaration générale sur la fonction de la littérature et une tentative sérieuse qui aurait pour but de donner, à propos de telle ou telle œuvre déterminée, une idée précise du ou des contenus de connaissance qu’elle renferme et qu’elle est censée être la seule à pouvoir nous transmettre. » Dans La connaissance de l’écrivain sur la littérature, la vérité et la vie, Bouveresse entreprend de cerner quelles vérités les écrivains peuvent transmettre à leurs lecteurs. « Non seulement produire l’apparence de réalité la plus forte possible n’est pas le but que doit nécessairement poursuivre un roman quelconque, mais encore il n’est pas vrai qu’atteindre ce but veuille dire réussir à se rapprocher davantage de la description exacte d’une réalité indépendante des apparences sous lesquelles elle est susceptible de se présenter. […] Quand on dit qu’un roman peut être plus ou moins vrai, ce peut être une autre façon de dire que la vie y entre plus ou moins ou qu’elle n’y entre que très peu ou pas du tout […]. Ce avec quoi nous entrons en contact par la lecture n’est pas simplement une image plus ou moins réussie de la vie, mais bien la vie elle-même. »

« Quel genre de connaissance attendons-nous de la lecture des romans, ces récits d’histoires qui ne sont pas « vraies » ? », s’interroge David Lodge dans L’Art de la fiction. « On répond traditionnellement à cette question en évoquant la connaissance du cœur ou de l’esprit humains. Le romancier a accès aux pensées les plus intimes et secrètes de ses personnages, ce qui est refusé à l’historien, au biographe ou même au psychanalyste. Le roman est, par conséquent, susceptible d’offrir des modèles plus ou moins convaincants qui expliquent comment et pourquoi les gens agissent comme ils le font. »

Dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Umberto Eco explique que le lecteur en sait plus sur Julien Sorel que sur son propre père : « À propos de notre père, il nous manquera toujours une foule d’aspects incompris, de pensées non révélées, d’actions non motivées, d’affections non dites, de secrets bien gardés, de souvenirs et de péripéties de son enfance, tandis que nous savons tout ce qu’il faut savoir sur un personnage narratif. »

C’est cette veine qu’exploitent, comme tous les romanciers, les auteurs de polars historiques. Ils puisent dans les « pensées les plus intimes et secrètes » de leurs personnages des « vérités d’une certaine sorte. » « C’est bien parce que le romancier opère ce travail d’altération, de distorsion conscientes du réel qu’il touche beaucoup plus profondément le lecteur qu’un essai sociologique ou historique, explique Dominique Manotti. S’il fait bien son travail, il déclenche, pour le lecteur, tout un ensemble de réactions en chaîne dans le domaine de l’imaginaire, et permet d’atteindre la vérité, au delà du réel. Mais dans ce domaine, le roman noir ne procède pas autrement que le roman tout court. Aragon l’avait déjà magnifiquement écrit : « L’extraordinaire du roman, c’est que, pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est « menti » dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité ». »

La « vérité » dérangeante des Bienveillantes

Le roman Les Bienveillantes n’est pas un polar historique. Mais il est intéressant de reproduire ici des propos de Jonathan Littell et certaines critiques qui lui ont été adressées.

Littell déclare dans différents entretiens qu’il n’a « pas cherché la vraisemblance [mais] une vérité, puisqu’il n’y a pas la vérité ; une façon d’approcher la vérité autrement. […] C’est d’une certaine manière effectivement un exercice littéraire et qui, comme tout exercice littéraire, est très différent de l’histoire et de la mémoire. Il n’est pas mutuellement exclusif qu’au regard du discours historique on puisse dire « ce livre est faux » mais que, du point de vue du discours littéraire, on puisse formuler un autre jugement. […] Pour moi, la seule question intéressante est de savoir si ce livre fonctionne comme [opérateur] de vérité dans la littérature, au sens où un livre comme Madame Bovary est vrai. » Il explique que la documentation historique sur la Shoah est « sans doute la plus riche qu’il y ait jamais eu dans l’histoire de l’histoire » mais que, « malgré son abondance, il y [a] des blancs. » Sur deux points, dit-il, (« le processus décisionnel de l’extermination et les motivations des acteurs, des bourreaux »), « il est fascinant de constater que plus on déblaie les matériaux, plus on sait, plus la part d’ombre devient impénétrable. Dans les sujets historiques où les parts d’ombre sont énormes, on a recours au narratif. L’histoire devient tout simplement une histoire, qu’on raconte selon les tendances. […] On a un matériau à peu près commun, sur lequel tout le monde est d’accord, puis on l’interprète et on en tire une histoire. » « Au niveau des bourreaux, les sources sont des paroles, rares d’abord, et qui sont peut-être vraies et peut-être pas. Un historien n’a pas droit au bond intuitif, à la sympathie imaginative. […] La seule question qui reste est la motivation des bourreaux. Il me semble après avoir lu les travaux des grands chercheurs qu’ils arrivent à un mur. […] Certains mettent davantage l’accent sur l’antisémitisme, d’autres sur l’idéologie. Mais au fond, on ne sait pas. »

C’est pour proposer sa vérité que Littell a donné naissance à un officier nazi qui s’éloigne du vraisemblable comme Max Aue. Littell reconnaît que son officier est « hors norme, peu réaliste et pas forcément crédible. » « Mais, précise-t-il, un nazi sociologiquement crédible n’aurait jamais pu s’exprimer comme mon narrateur. […] Ce dernier n’aurait jamais été en mesure d’apporter cet éclairage sur les hommes qui l’entourent. […] Max Aue est un rayon X qui balaie, un scanner. Il n’est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne cherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique. » « Le seul moyen était de se mettre dans la peau du bourreau. Or, j’avais l’expérience du bourreau. Je les avais côtoyés3. Je suis parti de ce que je connaissais, c’est-à-dire moi, avec ma façon de penser et de voir le monde, en me disant que j’allais me glisser dans la peau d’un nazi. »

« Lorsque Claude Lanzmann estime que mon bourreau n’est pas crédible, qu’il est malsain, il a raison, poursuit-il. La crainte de Lanzmann est que les gens ne connaîtront plus la Shoah que par mon livre. Le contraire est évident. Les ventes des œuvres de Raoul Hilberg et de Claude Lanzmann ont d’ailleurs augmenté depuis la sortie de mon livre. »

Ce que Littell revendique ici est le droit du romancier de jouer avec l’histoire officielle. Il reconnaît en même temps que son récit s’éloigne de la vraisemblance historique pour « approcher la vérité autrement ». « Au fond, dit-il, on ne sait pas » quelles étaient les motivations et les pensées d’un bourreau tel que Max Aue.

Pourquoi Littell a-t-il été l’objet de critiques si vives de la part d’historiens et de lecteurs qui l’ont accusé de faits qu’il reconnaît lui-même ? « Surtout, écrit par exemple Lorraine Rossignol en avril 2009, les chercheurs se sont indignés que Littell ait pu prétendre aider à comprendre le nazisme de l’intérieur, alors que son personnage d’officier pervers et lettré est à l’opposé du profil type du nazi tel que la recherche historique a pu le dessiner : « « La plupart des nazis étaient malheureusement beaucoup plus banals, explique Peter Schöttler. En plus d’un mauvais livre, il s’agit donc d’un livre dangereux. Car le risque, c’est qu’on lui donne valeur de témoignage ». »

Si on lit ses paroles avec attention, Littell ne prétend pourtant pas approcher une vérité historique, ni dresser un « profil type » d’officier nazi, ni porter témoignage…

La violence de ces critiques répond d’abord à l’extrême violence qui baigne le roman. Il y a aussi le large succès médiatique et populaire du livre, couronné par le prix Goncourt 2006, qui a poussé de nombreux intellectuels à prendre position pour ou contre Les Bienveillantes. Il y a la campagne de communication qui a suscité et accompagné ce succès, entretenant de fait une confusion sur les intentions du livre. On peut noter en effet que les explications de Littell citées ci-dessus datent de fin 2006 et début 2007, donc plusieurs mois après la sortie du roman, et ont été publiées dans des journaux et revues qui ne sont pas lus par un très large public. Tout cela a encouragé chez le lecteur une certaine confusion entre la vérité du romancier et la vérité historique, d’autant plus que Les Bienveillantes sont émaillées de faits et références nombreux et précis, et que le roman ne comporte pas de « Note de l’auteur » précisant ses intentions et expliquant comment il a effectué le partage entre réalité et fiction. Certes, l’ouvrage annonce « roman » sur sa couverture (dans son édition originale), mais lorsque des choses déjà complexes et passionnelles en elles-mêmes ne sont pas davantage clarifiées d’entrée de jeu, on ne peut éviter que chaque lecteur comprenne ce qu’il veut comprendre.

Lorsque la fiction est prise pour la réalité

Si les lecteurs apprécient en général de savoir « où ils mettent les pieds », à quel moment la description d’une personne ou d’un milieu est fidèle à ce que les historiens en savent et à quel moment elle a été imaginée par le romancier, la plupart d’entre eux manquent de repères historiques et d’« éducation romanesque ». Ils prennent souvent pour argent comptant la vérité du romancier, en la confondant avec la vérité historique à partir du moment où cette vérité romanesque s’appuie « sur des fondations de réalité solide », sur « des pierres que l’on peut reconnaître », comme le dit Serge Bramly. Certains auteurs – comme Dan Brown pour Da Vinci Code – entretiennent d’ailleurs cette confusion et c’est leur droit de romancier. Ils n’écrivent pas de paratexte, estimant que ce n’est pas leur rôle, ou en produisent un qui est trompeur (reposant toujours sur un « manuscrit retrouvé ») et destiné à brouiller encore davantage la frontière entre réalité et fiction.

Le problème, explique Eco, est que plus un roman touche un large public, plus le risque de confusion entre fiction et réalité est important pour le lecteur. Car ce public n’est plus seulement constitué des « lecteurs modèles » prêts à pénétrer avec prudence, discernement et enthousiasme dans les « bois du roman » plantés par l’auteur. Le public des Bienveillantes, du Da Vinci Code, du film La Vie des autres, de la série télévisée Rome, etc., est bien plus large que ces populations de « lecteurs modèles » et ne fait pas bien la distinction entre vérité et fiction. D’autant plus que, comme Eco l’explique, le rapport qu’instaurent le cinéma et la télévision avec le spectateur est plus superficiel que celui que le romancier peut tenter de créer avec son lecteur. Dans leur volonté d’attirer un public le plus large possible, certains auteurs de romans et réalisateurs de films façonnent des « lecteurs modèles » et des « spectateurs modèles » faciles à façonner, avides de frissons, d’angoisse et de rebondissements.

La question de la dose de vérité que l’on peut trouver dans la fiction ressurgit ainsi à chaque succès d’un nouveau bestseller ou d’un nouveau film historiques. Historiens et critiques essaient avec plus ou moins de bonheur d’aider les lecteurs et spectateurs à faire la part de la réalité et de la fiction.

Le film La Vie des autres raconte l’enquête d’un agent de la Stasi sur un couple d’artistes, dans l’Allemagne de l’Est des années 1980. Dans l’article La Vie des autres provoque un vif débat en Allemagne paru dans Le Monde du 25 avril 2007, Lorraine Rossignol cite le directeur du musée-Mémorial de la Stasi, qui explique pourquoi « Un tel scénario n’a jamais existé, et ne l’aurait jamais pu. »

Dans l’article La série Rome est-elle crédible ? publié dans le magazine Télérama du 27 juin 2007, Florence Broizat écrit : « « Si la première saison est relativement fidèle aux faits historiques, la seconde fourmille d’inexactitudes, précise Claude Aziza [maître de conférence honoraire de latin à la Sorbonne et spécialiste du péplum]. Et tant mieux : on ne peut pas demander à un film de raconter l’histoire romaine, ce serait trop ennuyeux ». « D’autant qu’il est impossible de connaître la vérité : en plus d’être partielles, nos sources sont partiales, renchérit Muriel Labonnelie-Pardon, maître de conférence en littérature latine à l’université de Bourgogne. Au fil des siècles et des idéologies, l’histoire est revisitée. Par exemple, sous la République, la figure de Brutus est hissée au rang de symbole, alors que sous la monarchie elle est dévalorisée ». »

Si des historiens et des critiques s’exprimaient plus souvent comme Muriel Labonnelie-Pardon et Claude Aziza, se réjouissant que des fictions historiques ne soient pas en tous points fidèles au passé, peut-être qu’un plus grand nombre de lecteurs et de spectateurs profiteraient plus sereinement de ces fictions.

Dans un polar historique tel qu’on l’entend ici – une intrigue située dans le passé, présentant une action le plus souvent imaginaire accomplie par des personnages réels ou inventés, tout en s’intégrant dans un cadre historique précis –, les « pierres » que l’on peut reconnaître sont des éléments de décor historique que l’auteur dispose pour proposer un « pacte de lecture » signifiant : « L’histoire qui suit est imaginée ; le décor est véridique, mais n’y cherchez pas plus de vérité que cela. »

S’il arrive que, dans un polar historique, la confusion entre réalité et fiction s’installe, on sort du cadre général de ce type de roman, pour entrer dans le thriller ésotérique (Da Vinci Code) ou dans le roman historique aux intentions ambiguës (Les Bienveillantes).

Dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (et dans d’autres ouvrages), Umberto Eco étudie des cas « où nous sommes amenés à mêler fiction et réalité, à lire la réalité comme une fiction et la fiction comme une réalité. Certaines de ces confusions sont agréables et innocentes, d’autres absolument nécessaires, et d’autres enfin tragiquement préoccupantes. […] Nous tendons à penser que, lorsqu’on nous raconte certains événements, nous nous mettons instinctivement en situation d’alerte car nous assumons que celui qui parle ou écrit veut dire la vérité, et nous nous apprêtons donc à juger vrai ou faux ce que nous écoutons et lisons. En revanche, nous estimons que c’est seulement dans certains cas privilégiés – quand apparaît un signal de fiction – que nous devons suspendre notre incrédulité et nous préparer à entrer dans un autre monde. »

Malgré ses apparences de réalité et même s’il ne donne pas toujours un « signal de fiction » explicite, laissons au polar historique la possibilité d’appartenir au champ de l’imaginaire. Laissons-le nous apporter le simple plaisir de la lecture en nous entraînant dans un monde différent du nôtre.

1Dans Comment on écrit l’histoire, Paul Veyne parle de l’histoire comme d’une « connaissance mutilée » et explique qu’elle ne peut être que « lacunaire » et « subjective ». Voir aussi, par exemple, Paul Ricœur qui parle d’« objectivité incomplète » de l’historien dans Histoire et vérité, ou encore Sur la « crise » de l’histoire, de Gérard Noiriel.

2Cf. le livre Et si on refaisait l’histoire ?, d’Anthony Rawley et de Fabrice d’Almeida, Éd. Odile Jacob, 2009.

3En tant qu’employé par une organisation non-gouvernementale dans différents pays en guerre, en particulier en Bosnie et en Tchétchènie.

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