Ce que les Clionautes pensent de notre livre

Essai constitué de deux parties qui peuvent se lire séparément l’une de l’autre. Jean-Christophe Sarrot – auteur d’un autre ouvrage, Balades littéraires dans Paris en deux tomes, et animateur de plusieurs sites internet, dont le site Polar historique (www.polarhistorique.com) se veut la continuité de l’ouvrage dont il est rendu compte ici – signe la première partie, littéraire. La seconde partie a été confiée à Laurent Broche, auteur d’une thèse sur L’historien et son œuvre. Dévoilement-présence, contribution à l‘étude des normes et pratiques de la communication du savoir par les historiens universitaires de 1870 à nos jours soutenue en 2005 à Toulouse II le Mirail. Son objectif est de faire une comparaison épistémologique entre le roman policier historique et la discipline historique.

Ouvrage très riche – c’est un essai de 495 pages – et d’un grand intérêt pour peu qu’on s’intéresse au roman policier historique, les professeurs d’histoire-géographie pourront nourrir quelques regrets qui restent néanmoins très ponctuels : la démarche littéraire déroute l’historien de formation quand des trames chronologiques de production et d’action du récit sont avancées ; les trois pages de réflexions sur le polar historique de jeunesse et son usage pédagogique paraissent bien courtes. Ces pages pourront néanmoins nourrir leur réflexion sur la compétence « raconter », à travers l’écart entre l’œuvre de fiction et la démarche historique, l’usage du roman policier historique dans l’enseignement ainsi que les limites afférentes à la différence entre les démarches littéraire et scientifique. Sur le plan de la forme, on pourra regretter que l’éditeur vraisemblablement cherchant à équilibrer les deux parties, de taille différente (266 pages pour la première, 110 pour la seconde), ait basculé l’annexe II et la sitographie à la fin de la seconde partie alors qu’elles sont davantage en relation avec la première.

Un genre : le roman policier historique

La première partie est donc une analyse littéraire, particulièrement précise, du roman policier historique. L’auteur commence par en préciser les contours avant d’en révéler « quelques secrets de fabrication ».

Il s’agit en premier lieu d’en donner une définition : lieu d’évasion – dans le temps – pour le romancier et ses lecteurs, l’action se déroule avant la naissance de l’auteur. Ce genre ne peut être confondu avec d’autres, proches, mais répondant à des objectifs et des attentes différents : les thrillers ésotériques – qui font des allers-retours dans le passé –, les néo-polars – dont l’action est située dans un passé récent qui explique des dysfonctionnements du présent des lecteurs – et les uchronies – mélangeant intrigue policière, histoire et science-fiction.

Du juge Ti à Guillaume de Baskerville : la naissance d’un genre

Tâche ardue, ensuite, que de dresser un historique de l’apparition des romans policiers. L’auteur signale aussi des origines anciennes à ce genre, comme les récits policiers chinois apparaissant à partir du XVIIe siècle, mais dont les caractéristiques (révélation de l’identité du coupable dès l’introduction, présence du surnaturel, digressions philosophiques et poésies émaillant le récit, abondance de personnages et équilibre entre ce qui est décrit et ce qui est laissé à l’imagination du lecteur), selon Robert Van Gulik – sinologue avant d’être auteur de roman policier historique –, ne retiennent pas l’attention du public occidental. Selon Jean-Christophe Sarrot, les premiers auteurs « font du polar historique épisodiquement et sans le savoir » (p. 39) (au nombre desquels pourraient figurer Honoré de Balzac – Maître Cornélius, 1834 –, Louis Noir – Une revanche de Vidocq, 1889 – ou Arthur Conan Doyle – avec le brigadier Gérard, personnage principal de seize nouvelles dont l’action se situe sous le Premier Empire), puis dans la première moitié du XXe siècle, de plus nombreux polars historiques apparaissent sans remporter l’adhésion du public. Cela change dans la seconde moitié du XXe siècle : c’est la période pendant laquelle naissent les pasticheurs de grands détectives (le personnage de Sherlock Holmes donne lieu à une véritable holmésologie, Boileau et Narcejac reprennent les personnages d’Arsène Lupin, Rouletabille et Fantômas) et les séries policières historiques. Dans les années 1980, le genre prend son envol avec le personnage de frère Cadfael créé par Ellis Peters (Trafic de reliques, 1977, puis une vingtaine d’aventures) et avec Le Nom de la Rose d’Umberto Eco (1980) ; il fait l’objet d’une collection, « Grands détectives », chez 10/18, créé en 1983. La distorsion entre l’intérêt de ce genre auprès du public et sa moindre reconnaissance de la part des critiques s’expliquerait par le fait que ceux-ci sont des héritiers du néo-polar : nombreux sont ceux parmi eux à ne voir dans le roman policier historique qu’un divertissement, bien éloigné de leurs préoccupations de dénonciation « des passés qui ne passent pas » (p. 76).

3500 ans d’enquêtes… du lieutenant Bak (env. -1480) à Smokey Dalton (1968)

Si toutes les périodes historiques ont suscité l’intérêt des auteurs, certaines les ont davantage retenus : l’Angleterre victorienne a bénéficié de l’engouement pour Sherlock Holmes ou Jack l’Eventreur, puis de ceux de Peter Lovesey, Lee Jackson et Anne Perry ; le Moyen-Age est apparu dans les années 1980 avec les séries de personnages religieux menant l’enquête, puis l’Antiquité à partir des années 1990. Ces trois périodes sont le cadre de séries policières prolixes. Viennent ensuite les XVIIe et XVIIIe siècles français et anglais, le XIXe siècle français ; l’Entre-deux-guerres profite de l’aura des romans policiers nés à cette époque. L’annexe II complète ce tableau en dressant une liste non exhaustive de 125 polars historiques à lire, classés par période historique où se situe l’action, entre les environs de 1480 avant Jésus-Christ avec L’Ombre d’Hathor de Lauren Haney, et 1968 avec La Route de tous les dangers de Kris Nelscott.

Les mobiles des auteurs

Les chemins qui mènent les auteurs aux romans historiques sont multiples : une minorité vient du champ historique, d’autres suivent les conseils de leurs éditeurs, ou d’autres encore répondent à un concours littéraire. Certains, enfin, sont happés par une période ou un lieu.

Ils cherchent dans ce genre à donner de l’épaisseur au passé, de la chair aux acteurs, de mettre fin aux légendes roses ou noires de certaines périodes par des tableaux plus nuancés, de donner la parole aux plus humbles. Le passé constitue également un riche terreau : combien d’affaires criminelles n’ont pas été résolues et n’attendent que de nouvelles hypothèses ? Combien de faits réels, criminels ou non, sont en mesure d’inspirer la fiction ? Les romanciers expliquent aussi leur démarche par leur volonté d’éclairer le présent d’une autre manière, en enseignant le passé, ou en construisant des passerelles entre le présent et le passé. C’est aussi offrir au lecteur l’occasion de se décentrer spatialement et temporellement, ou, selon Umberto Eco et Pierre Bayard, de l’associer à l’œuvre créatrice de l’auteur au point d’en faire son concurrent dans la résolution de l’enquête policière. Le roman policier historique offre aussi la possibilité d’exposer une réalité complexe au lecteur et le laisser se positionner par rapport à celle-ci.

Portraits robots de détectives amateurs

Pour rendre plausibles leurs enquêtes, les auteurs de romans policiers historiques ont dû créer des héros ou héroïnes sachant manier les connaissances (l’écriture en particulier), quitte à en faire des figures modernes voire avant-gardistes de leur époque, parfois en contact avec des savants ou écrivains célèbres quand ceux-ci n’ont pas repris vie sous leur plume. Détectives amateurs, ces personnages empruntent souvent à la figure de Sherlock Holmes sa démarche cartésienne ou son sens de l’observation, ainsi que son Watson. L’intrigue policière des romans se double de la quête d’identité du héros, qui ignore son passé, sa filiation, et dont on suit le mûrissement au fil du roman ou de ses aventures.

L’enquêteur sait aussi faire preuve de distanciation par rapport au pouvoir, qu’il le serve ou non, plaçant l’idée de justice au-dessus de tout.

Les femmes ne sont pas absentes de cette littérature : les auteurs ont exploité des périodes et des lieux où les femmes avaient une place importante dans la société, telle l’Irlande du VIIe siècle ou la Sicile du XIIe siècle, ou ils ont voulu rendre hommage à des femmes apparaissant indisciplinées à l’époque victorienne.

Méthodes d’investigation…

Les ressorts employés dans les romans historiques figurent dans le polar historique, mais trois dimensions lui sont spécifiques : l’intérêt pour la conception et l’évolution du système judiciaire, l’apparition d’un corps de police professionnel et les progrès de l’enquête indiciaire ; pour éviter de commettre des anachronismes, il est en effet nécessaire de disposer d’informations précises dans ces trois domaines, et de s’imprégner des conceptions de recherche de la vérité. Cela a par exemple conduit Umberto Eco à situer Le Nom de la rose au XIVe siècle et à faire de son héros un franciscain, sensible aux études de Roger Bacon et Guillaume d’Ockham.

Les coulisses du crime

Dans la deuxième partie de son essai, Jean-Christophe Sarrot livre quelques-unes des étapes nécessaires à l’écriture du roman policier historique, parmi lesquelles la chronophage recherche documentaire occupe une place prépondérante, en soulignant néanmoins que la numérisation de ressources, la multiplication des blogs et listes de spécialistes en simplifiaient l’accès. L’immersion dans la période et l’imprégnation des lieux sont tout aussi importantes.

Les craintes de tomber dans l’anachronisme expliquent ce travail préalable, car l’auteur doit donner la couleur du passé, faire appel à des personnages historiques, jouer avec les représentations que les lecteurs ont du passé cadre de l’action, pour les plonger dans cette période. Le caractère atypique « en avance sur son temps » de l’enquêteur permet de faire cette incursion, sous réserve de trouver une explication plausible à cette atypicité, ce que ne respecte pas le roman historique de jeunesse à vouloir créer un héros positif. Les auteurs renoncent toutefois au langage d’époque et le remplace par un langage simple, évitant les particularismes actuels, et en faisant un savant dosage de mots du passé.

Genre nouveau, les romans policiers historiques tentent de tisser de nouveaux rapports entre auteur et lecteurs ; la démarche est délibérée chez Umberto Eco qui explique dans l’Apostille au « Nom de la rose » sa volonté de modeler son lecteur. Ainsi, les auteurs accompagnent souvent leur roman d’un paratexte dans lequel les lecteurs trouvent des précisions sur des détails historiques, ou bien qui révèlent quelques libertés prises avec la réalité historique. Internet participe de cette nouvelle relation, les listes et sites spécifiques au genre se multipliant, ainsi que les espaces de critiques par des lecteurs.

Histoire et romans policiers historiques

Dans la seconde partie, Laurent Broche aborde la relation entre roman policier historique et discipline historique sous deux angles : ce qui les différencie tout d’abord et ce qui constitue un terreau commun : le « paradigme indiciaire ».

Histoire et histoires…

Récit sur une période passée, intérêt de l’auteur à être fidèle à celle-ci risquent de faire passer le roman policier historique pour une manière d’aborder l’Histoire qui ne se différencierait du travail des historiens que par la forme adoptée. Il n’en est rien, d’abord parce que le roman policier historique reste une fiction qui peut s’écarter peu ou prou des réalités historiques pour satisfaire l’intrigue. Ensuite, l’historien et le romancier n’ont pas la même vision de leur objet commun, le passé : le statut du/des possible(s) n’est pas le même, et l’image du passé, figée chez le romancier, est en continuelle réajustement chez l’historien ; l’expression même diffère donc : l’un affirme, le second emploie le conditionnel. Les finalités divergent également : l’un redonne vie à une période, à des individus et en fait par l’intervention de ses inventions des personnages – ce sont donc eux qui parlent –, tandis que l’historien reconstitue la vie, les faits et les gestes des individus, les racontent, analysent, et commentent ; lui seul s’exprime à leur sujet.

Au regard de la définition de roman policier historique donnée dans la première parte qui exclut notamment le néo-polar et le polar ésotérique, les détours par une comparaison entre le roman policier historique et ces deux genres dans leurs appréciations du passé paraissent superflues, mais non inutiles pour les amateurs de ces genres littéraires.

Il convient néanmoins de ne pas mépriser le genre du roman policier historique : Laurent Broche souligne qu’il constitue un concurrent loyal, et souvent une entrée sur la discipline historique que les historiens eux-mêmes ne manquent pas de souligner, et parfois une émulation pour celle-ci.

Un terreau commun : le « paradigme indiciaire »

Le parallèle entre la démarche historique et le roman policier historique peut cependant être fait sous l’angle du « paradigme indiciaire » présenté par Carlo Ginzburg : l’historien s’appuie sur des traces qui lui permettent de déchiffrer des réalités, comme l’enquêteur va traduire ces traces en indices lui révélant progressivement l’énigme. A la différence que l’enquêteur devra résoudre une énigme imposée, tandis que l’historien pose lui-même les questions. Aussi chaque trace est-elle susceptible de se transformer en sources. A la différence aussi que l’enquêteur, héros de fiction, fera pleine lumière sur l’énigme, tandis que l’historien devra se contenter de découvertes partielles, en demi-teintes.

Article publié mercredi 29 décembre 2010 par Gaelle Charcosset sur www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3287

NB : Les Clionautes sont une association regroupant des enseignants d’histoire et de géographie. Ils se fixent comme but : la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie ainsi que la promotion et la défense de l’enseignement de l’histoire, la géographie, l’éducation civique, juridique et sociale.

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