Le héros du polar historique, un modèle pour le lecteur ?

Au moment où Boris Akounine, un auteur que nous apprécions beaucoup, est l’objet de la part du pouvoir russe d’une enquête pour « extrémisme » au sujet de son roman policier « Le monde est un théâtre », nous vous proposons un autre extrait de notre livre Le roman policier historique. Histoire et polar, autour d’une rencontre. Cela aidera peut-être un peu à comprendre pourquoi, dans le monde de monsieur Poutine, quand on ne plie pas le genou devant lui, on s’expose à des réprimandes.

Il n’est pas tellement dans les intentions des auteurs de polars historiques de proposer dans leur héros un exemple à suivre. L’enquêteur-type du roman policier historique est cependant un héros plus vraisemblable que celui du roman feuilleton et plus positif que celui du néo-polar. Avec lui, l’optimisme réapparaît dans le roman policier. À un lecteur qui lui écrit sur son site Internet : « Quand les temps sont durs et que la compassion devient difficile à trouver, nous sommes reconnaissants pour la compassion, la loyauté, l’honneur et l’humour qui défendent le bien et défont le mal à la pointe de votre stylo », Anne Perry répond : « Cela m’encourage beaucoup que quelqu’un voie si clairement ce que j’essaie d’exprimer. » « Certes, [la société] est toujours impitoyable, cruelle, mais elle a bougé, et c’est nous, à notre tour, qui devons secouer ses vieilles bases pour que dans trois siècles elle soit encore meilleure, chacun avec ses moyens », déclare en écho Dieudonné Danglet à l’un de ses comparses, dans La Peste blonde. On retrouve la dimension positive des héros, chère à Jean-Claude Zylberstein lorsqu’il a créé la collection Grands détectives. Les enquêteurs du passé ont des blessures, mais ils parviennent à vivre avec. Le monde qui les entoure est hostile, mais ils l’affrontent. Ed Gorman, auteur de la série Sam McCain qui se déroule à la fin des années 1950, s’est également exprimé sur la capacité de ses personnages à faire face au malheur : « J’entends de la peur chez de nombreuses personnes – peur de la mort, peur pour leurs enfants, peur de la pauvreté, peur d’être abandonné. Mais j’aime écrire sur les gens qui résistent, qui tentent de faire ce qui est juste, qui essaient de surmonter un mauvais coup du destin ou une erreur qu’ils ont faite par le passé. Fitzgerald disait qu’Hemingway parlait avec la voix du gagnant alors que lui, Fitzgerald, parlait avec la voix du perdant. Je me suis toujours souvenu de cela. »

De là à faire du héros un maître à penser dont il faut imiter les comportements, il y a un grand pas… que Leon Aron, dans un article publié en 2004 (« A champion for the bourgeoisie: reinventing virtue and citizenship in Boris Akunin’s novels », The National Interest), se demande si Boris Akounine n’a pas franchi. Aron pense en effet que la popularité d’Eraste Fandorine en Russie n’est pas seulement due à ses compétences d’enquêteur. Il estime que ses qualités sont celles dont les Russes ont besoin aujourd’hui pour asseoir une démocratie libérale. « Les idéaux de Fandorine sont peut-être précisément ceux dont a aujourd’hui besoin la Russie, où les millions d’efforts personnels […] sont beaucoup plus importants que les prouesses de quelques-uns : travailler dur, être honnête, ne pas être corrompu, payer ses impôts, être créatif, prendre des risques, respecter la loi et obliger les autres à faire de même. Le plus important est que la fidélité de Fandorine à servir sa patrie et à en faire sa responsabilité personnelle est un élément clé de l’émergence d’une société civile, sans laquelle la Russie ne deviendra jamais une démocratie capitaliste et libérale. […] Soudain, les Fandorine sont partout en Russie. La nation qui, depuis des lustres, s’est traitée de paresseuse, de malchanceuse et d’incapable, est devenue, parmi de nombreux 25-45 ans, un pays de travailleurs sans relâche qui courent après le travail bien fait et la qualité de vie. […] Malgré les difficultés, les déceptions et la désagrégation des douze dernières années, un grand nombre de Russes continue d’œuvrer à la liberté, à l’indépendance et à l’initiative privée. » Le contexte russe est bien particulier. En l’absence de débat démocratique dans le pays sur les questions économiques, politiques et sociales, Eraste Fandorine et Boris Akounine focalisent beaucoup d’interrogations de la société. On se trouve dans une situation que Gary Davenport a décrite : « Malgré tout ce que l’on peut entendre, nous vivons dans un monde d’orthodoxies sévères. Il est vrai que nos écoles et nos médias permettent et encouragent (et même exploitent) les échanges d’idées, mais seulement sur les thèmes autorisés et selon des chemins tout tracés. […] Est-ce la raison pour laquelle tant de nos meilleurs romanciers semblent trouver plus facile de comprendre notre époque en reculant de trente, cinquante ou cent ans dans le passé, plutôt que d’observer directement le monde autour d’eux ? »

Chez Akounine comme ailleurs dans le polar historique, le propos n’est cependant ni de démontrer ni de dénoncer, mais juste de montrer. C’est au lecteur de se faire son avis. « Il y a une discussion idéologique à la fin du Gambit turc, explique Akounine. Mais qui a raison, qui a tort ? Moi-même je ne sais pas. » Akounine signifie « le méchant » en japonais. Dans ses romans, le personnage du coupable ou du traître est aussi intéressant sinon davantage que celui de Fandorine. « Certains méchants ne sont pas mauvais du tout, précise l’auteur ; ils ont simplement fait le mauvais choix éthique […] Si nous regardons l’époque tsariste, il n’y a pas tant de différences que cela avec la société russe d’aujourd’hui. Si vous voulez comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans mon pays, vous devez bien connaître le passé. […] Les choix que nous avons à faire maintenant me rappellent beaucoup les choix qui se présentaient sous les règnes d’Alexandre II et d’Alexandre III. La Russie a alors fait des mauvais choix. Je ne sais pas comment la Russie va se conduire maintenant. »

Akounine n’assène pas de vérités au lecteur. Il l’encourage à penser de façon critique, à s’interroger et à se méfier de toute autorité. Nous voilà revenus à la construction du lecteur. De façon moins directe, plus implicite que dans le néo-polar, Akounine montre les situations, les enjeux, les choix de ses personnages et les conséquences de leurs actes. Au lecteur, s’il le désire, de prolonger lui-même la réflexion.

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