Lieux, cartes et visites

Dans le roman historique, des lieux sont chargés de souvenirs et de symboles, tel Ellis Island (point de départ de la série des aventures de Molly Murphy).

Dans le roman policier, les lieux sont également chargés de sens : il y a le lieu du crime, bien sûr, mais aussi les bastions de la justice et du pouvoir, les territoires de la pègre1, les quartiers populaires, l’antre du détective (Baker street, le quai des Orfèvres, Scotland Yard…), la morgue, etc.

À la croisée de ces deux genres romanesques, il est normal que le polar historique accorde une certaine importance aux lieux.

Les lieux ont une fonction

Les lieux ont une fonction narratrice. Dans À bâtons rompus sur le roman, Robert Louis Stevenson écrit : « Certains lieux parlent distinctement. Certains jardins humides appellent à grands cris un meurtre ; certaines vieilles maisons réclament d’être hantées. Certaines côtes ne se dressent que pour un naufrage. » Pour Stevenson, qui raisonne par images, un lieu est la rencontre d’un décor, d’une passion et d’une aventure. Dans Une Amitié littéraire, Michel Le Bris montre comment la conception de l’écriture de Stevenson, partant des lieux et des événements, diffère de celle d’Henry James, reposant sur les idées et les personnages. En 2005, l’universitaire Jean-Pierre Naugrette établissait un parallèle entre le Londres de Dr Jekyll et Mr Hyde et celui de Sherlock Holmes2, associant l’image du labyrinthe urbain à celle de la quête labyrinthique du criminel.

Le début de L’Aliéniste, qui décrit la découverte du corps de la première victime, est une longue déambulation à travers les rues de New York. Lorsqu’un journaliste interroge Caleb Carr sur l’importance des descriptions dans ses romans, il répond : « Je considère que mes descriptions ont une fonction. Je ne vise pas des effets de style. Je n’emploie que du langage utile. Je crois que depuis Hemingway (et depuis Jack Kerouac, vieil ami de mon père), tout ce qui pouvait être fait avec le langage a été fait. […] J’essaie de garder mes descriptions aussi simples et fonctionnelles que possible. »

Le lecteur lui aussi aime voir les lieux. Renée Bonneau explique que « Notre regard est façonné par le cinéma. Nous avons besoin de voir bouger les personnages. J’ai passé beaucoup de temps dans les jardins de Monnet à Giverny. Pour écrire et Danse macabre au Moulin Rouge, j’avais en permanence un plan de Montmartre sous les yeux. » Pour Piège de feu à la Charité, elle a étudié les plans d’époque du quartier des Champs-Elysées, l’a parcouru et a mesuré les distances afin de reconstituer, heure par heure, le déroulement de l’incendie du Bazar de la Charité, en comparant la configuration réelle des lieux aux mémoires du préfet Lépine et aux récits d’archives.

Patrick Pécherot témoigne : « J’aime bien marcher sur les traces soit des héros soit des auteurs – marcher physiquement, j’entends. Et dans les écrits de Simenon, les endroits sont très présents. Quand Maigret pousse la porte d’un café, on sent l’odeur de la bière, du tabac, c’est immédiat. » Il a « trouvé dans Burma un des derniers héros populaires et un certain nombre de réminiscences d’un univers dont [il se sentait] proche, en piéton de Paris… » Pécherot estime que : « Les lieux dégagent des émotions qui émanent des événements dont ils ont été le théâtre ou des personnages qui les ont habités. On ne passe plus de la même façon boulevard Richard Lenoir quand on sait que Maigret y avait son domicile. On ne prend pas son café au Croissant sans songer que Jaurès y fut assassiné. Cela fait partie de cette poésie si particulière des balades le nez au vent. C’est aussi le travail de l’écrivain que de raconter les histoires cachées dans son décor. Dans [Belleville-Barcelone], il m’était difficile d’écrire sur le quartier sans parler de la rue Fessart. Là où ont un temps vécu ceux qui allaient devenir les bandits tragiques de la bande à Bonnot. »

 1Qui deviennent peu à peu familiers au lecteur. Cf. par exemple Alain Kerhervé, Cahiers du CEIMA, 2, Ville et crime, juin 2003, sur www.univ-brest.fr/ceima/CC2%2003.pdf : « La force de Bruce Alexander tient sans doute au fait qu’en soulignant les travers de la ville, il sait aussi la rendre familière, sympathique à son lecteur, il parvient à créer un cadre rassurant autour des crimes, si bien qu’on en oublie que c’est de cette même ville que naît le crime lui-même. »

2Personnages qu’il fait se rencontrer dans son roman Le Crime étrange de Mr Hyde.

Extrait de l’ouvrage Le roman policier historique. Histoire et roman policier, autour d’une rencontre.

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