Nous profitons de l’annonce récente de l’éditeur italien du Nom de la rose (qui publie en octobre 2011 une nouvelle édition du roman avec quelques corrections : « élimination de certaines répétitions, corrections de deux ou trois erreurs, explicitation de quelques citations latines »1) pour vous proposer la lecture d’un nouvel extrait de l’ouvrage Le roman policier historique. Histoire et polar : autour d’une rencontre. Le chapitre s’intitule « Modeler son lecteur ».
Parce qu’il est encore méconnu du grand public et parce qu’il mêle des ingrédients qui n’ont jamais été mêlés auparavant (la fiction, l’histoire et l’intrigue policière), le polar historique est un vaste champ d’expérimentation littéraire. L’auteur surprend parfois son lecteur – ou le modèle, comme dit Umberto Eco – en l’emmenant là où il ne s’attend pas à aller.
De deux choses l’une : soit l’auteur modèle son lecteur, soit, dans l’espoir de vendre des exemplaires, il se laisse modeler par lui. Soit il écrit en pensant à un « lecteur à venir », comme l’explique Umberto Eco dans Apostille au Nom de la rose. Soit il écrit en essayant de répondre au mieux aux attentes qu’il imagine chez son « lecteur type », comme un producteur de télévision ou de cinéma vise le plus grand nombre lorsqu’il choisit les projets qu’il finance. Dans ce cas, il lui est difficile de créer une œuvre nouvelle. Son objectif est au contraire de coller le plus près possible à des attentes déjà existantes chez le public – ou, plus exactement, à des attentes qu’il suppose exister chez le public. Le résultat obtenu est un produit d’usine – dont certains thrillers ésotériques conçus dans la veine du Da Vinci code sont un bon exemple ainsi que, bien sûr, certains polars historiques. Au cinéma comme en littérature, ces produits d’usine peuvent rencontrer un certain succès, mais la plupart sont vite oubliés car « On remarque que dans tous, après avoir changé les noms, les lieux et les physionomies, l’auteur raconte toujours la même histoire. Celle que le public attendait déjà » (Apostille au Nom de la rose).
Les succès les plus inattendus et les plus durables – mais pas toujours les plus immédiats – proviennent d’œuvres qui ont au contraire pris le risque de la nouveauté, creusant souvent par la même occasion un sillon original dans la création littéraire (comme Le Seigneur des anneaux et Le Nom de la rose). « Quand l’écrivain opte pour le nouveau et projette un lecteur différent, poursuit Eco dans Apostille au Nom de la rose, il ne se veut pas analyste de marché faisant la liste des demandes exprimées, mais philosophe qui entrevoit intuitivement les trames du Zeitgeist2. Il veut révéler à son public ce que celui-ci devrait vouloir, même s’il ne le sait pas. Il veut révéler le lecteur à lui-même. »
Pousser le lecteur empirique à devenir le lecteur modèle désiré
Eco explique que le romancier qui écrit une œuvre originale fait le pari de transformer son lecteur empirique en lecteur modèle désiré.
Le « lecteur empirique » est le lecteur ordinaire d’un roman, celui qui ne se pose pas de questions et qui ouvre un livre sans trop savoir ce qu’il va y trouver, excepté quelques clichés historiques. « Il peut lire de mille manières, aucune loi ne lui impose une façon de lire, et souvent, il utilise le texte comme réceptacle de ses propres passions, qui proviennent de l’extérieur du texte ou que le texte suscite fortement en lui. »3 Les lecteurs empiriques d’un même roman peuvent être très différents. Certains attendent avant tout d’être dépaysés et sont peu sourcilleux quant à la vraisemblance historique. D’autres veulent s’instruire et sont plus exigeants quant à celle-ci. En réalité, il est difficile de connaître précisément les attentes du lecteur empirique tant elles sont mêlées, tant il les méconnaît en partie lui-même, et tant elles peuvent se transformer au fil de la lecture. L’appréciation suivante de Laurent Laffont, directeur littéraire des éditions Lattès, mériterait donc d’être davantage nuancée : « Les lecteurs de Jean-François Parot, Jean Contrucci ou Jean d’Aillon sont des férus d’histoire qui n’hésitent pas à écrire à leurs auteurs favoris pour leur signaler une imprécision ou une petite erreur. Ce qu’ils apprécient chez eux, c’est la reconstitution d’une époque, la chronique de mœurs. » N’apprécient-ils pas également la qualité des intrigues et l’originalité des personnages ? Évoquant de manière plus générale les lecteurs empiriques de polars historiques, Michel Abescat estime que « Le succès actuel du polar historique apparaît ainsi également comme un retour à la littérature populaire de qualité. Les textes sont facilement accessibles. L’énigme policière est un gage de fiction. Le thème et les personnages sont déclinés à travers une série d’aventures qui rappellent les bons vieux feuilletons d’antan. Quant à la toile de fond historique, elle apporte […] l’exotisme, la part de rêve et d’évasion. »
Que signifie alors transformer le lecteur empirique en lecteur modèle désiré ? C’est faire de lui, qui ne sait que confusément ce qu’il vient chercher dans le roman, un lecteur qui se laisse entraîner dans la découverte d’un univers qu’il ignorait avant d’ouvrir le livre. Quel lecteur modèle Eco voulait-il créer avec Le Nom de la rose ? « Un complice, bien sûr, qui joue mon jeu. Je voulais devenir complètement médiéval et vivre le Moyen Age comme si c’était mon époque (et vice versa). Mais en même temps, je voulais de toutes mes forces que se dessine une figure de lecteur qui, après avoir surmonté l’initiation [des 100 premières pages du roman, volontairement « absorbantes et fatigantes »], devienne ma proie ou la proie du texte et pense ne plus vouloir autre chose que ce que le texte lui offrait. […] Tu crois vouloir du sexe, et des trames criminelles où à la fin on découvre le coupable, et beaucoup d’action […]. Eh bien, moi, je te donnerai du latin, et peu de femmes, et de la théologie à gogo et du sang par litres comme au Grand Guignol. »
1http://www.liberation.fr/culture/01012360342-j-ai-pratique-a-la-maniere-d-un-dentiste
2Esprit d’une époque.
3Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs. Eco aborde aussi le thème du lecteur modèle dans Lector in Fabula, L’Oeuvre ouverte et bien sûr Apostille au Nom de la rose, en précisant qu’il n’est pas l’inventeur de ce concept.
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