Moines, médecins, notaires… écrivains enquêteurs

Pour mener à bien une enquête, il faut pouvoir lire des indices et des documents et pouvoir lire dans la nature humaine. Il faut donc avoir reçu une éducation. Or, dans les temps anciens, l’éducation était le privilège de l’Église, des familles riches et de certains corps de métiers. C’est pourquoi, sauf circonstances particulières, les détectives du passé appartiennent à l’un de ces milieux, tout en restant des personnages atypiques : moins liés à leurs privilèges, plus curieux et plus aventureux que la norme.

Fidelma est religieuse par la force des choses, mais sa passion est le droit, de même que Catherine Le Vendeur a choisi le couvent par soif de culture et de savoir. Pélagie est une jeune nonne orthodoxe, petite et maigrichonne, qui vit à la fin du XIXe siècle en Russie et enseigne la littérature (ce qui ne plaît pas beaucoup à son entourage)… et la gymnastique. Matthew Shardlake (Dissolution) est avocat à Londres dans les années 1530. Élevé par des moines puis révolté par leurs privilèges, il est passé du côté de la Réforme et de Cromwell, qui a décidé de dissoudre les monastères catholiques.

Est-ce nécessaire de rappeler l’existence de Guillaume de Baskerville ? En ces temps où la justice des hommes fait appel à celle de Dieu, ses frères en religion se nomment Erwin le saxon, Cadfael, Athelstan. Ce dernier est un ancien soldat comme Cadfael. Il est devenu dominicain, curé de la paroisse de St-Erconwald et secrétaire de Sir John Cranston, coroner de Londres. Cadfael est entré dans les ordres à son retour de croisade, à un âge déjà avancé pour l’époque (plus de 50 ans). Il occupe la fonction d’herboriste au sein de l’abbaye de Shrewsbury et fait également office de médecin, grâce à sa longue expérience des blessures de guerre, expérience qui lui a également permis de ramener, au sein de son herbarium, des plantes inconnues alors en Angleterre, tel le pavot.

Tous ces moines usent de leur qualité pour faire parler les témoins et leur inspirer confiance ou crainte. Athelstan s’adresse ainsi à une assemblée dans L’Auberge du paradis : « Au nom du Christ, et je vous le demande maintenant comme vous répondrez de la vérité devant Lui et Son divin tribunal, savez-vous quelque chose sur ces morts ? »

Dieu sait parfois mettre sur le chemin de ces enquêteurs, au bon moment, un indice inespéré.

Dans des sociétés où règne souvent la violence et la guerre, ils incarnent la paix et l’intelligence et suscitent l’empathie du lecteur.

Une éducation religieuse va parfois de pair avec une enfance abandonnée. Dieudonné Danglet ne connaît pas ses parents et a été élevé pendant ses dix-huit premières années par les pères oratoriens de Vendôme, avant de leur échapper pour gagner Paris, puis être recruté deux ans plus tard (en 1667) par Nicolas de la Reynie. Orphelin de père à six ans, Quentin Margont a lui aussi été éduqué par des moines, jusqu’à la fermeture des communautés religieuses en 1790. C’est le chanoine de Guérande qui a veillé sur les premières années de Nicolas Le Floch, etc. Leurs origines particulières expliquent que ces héros possèdent à la fois beaucoup de liberté, une grande indépendance d’esprit et une instruction qui leur permet de conduire une enquête de façon intelligente, autonome, et même tout à fait nouvelle pour leur époque.

D’autres enquêteurs exercent des métiers qui les situent aussi du côté du savoir, du bien et de la loi. John Rawlings, le personnage de Deryn Lake, est un apothicaire qui a réellement vécu au XVIIIe siècle. Hugh Corbett devient clerc à la cour d’Édouard Ier d’Angleterre, chargé de rédiger les contrats et les conclusions de la cour. Ancien soldat, il a été ainsi récompensé par le roi pour sa vaillance lors de la campagne contre les Gallois. Nicolas le Floch est à l’origine clerc de notaire – tout comme Louis Fronsac – avant d’être nommé commissaire de police au Châtelet ; le comte de Nissac (Les Foulards rouges) et Quentin Margont sont officiers dans l’armée ; les frères Roquebère, héros de Georges-Jean Arnaud, sont avocats dans le Paris du début du XIXe siècle ; Victor Legris, héros de Claude Izner, est libraire, etc.

Un personnage est assez atypique dans la galerie des détectives du passé : Magdalaine la Bâtarde, patronne d’une maison close à Londres au XIIe siècle. Sa créatrice, Roberta Gellis, s’en explique : « Au Moyen Age, les gens ordinaires n’avaient pas la liberté de mouvement qu’ils ont aujourd’hui. Chacun avait son lieu d’appartenance. En particulier, une femme se consacrait aux tâches de la maison. » Elle a recherché « une femme sans mari ni maisonnée, et n’appartenant pas à l’église, qui serait libre de faire ce qu’elle voulait » (citation tirée de How to write killer historical mysteries, de Kathy Lynn Emerson). Ainsi est née Magdalaine, arrivée dans la prostitution pour échapper à la mort, protégée de l’évêque de Winchester.

(texte extrait de Le roman policier historique. Histoire et polar : autour d’une rencontre, chapitre « Héros et héroïnes »).

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