Un autre extrait du livre « Le roman policier historique » : « La lecture transforme le lecteur »

Jean-Claude Zylberstein1, déjà cité, nous disait : « Tout ce qui m’est arrivé de bien dans la vie, je le dois à la lecture. La lecture m’a appris plus que l’école. » La lecture nourrit son homme et transforme le lecteur. Viviane Moore déclare : « (Les polars historiques) portent en eux quelque chose que je qualifierais de « charnel ». Je crois que les lecteurs y cherchent ce qu’ils trouvaient chez Rabelais ou Dumas, de la vigueur dans l’histoire, dans les personnages et dans la plume de l’auteur. Je crois qu’à une époque où tout se virtualise, nos amis lecteurs aiment, plus que tout, renouer avec la vie. »

rphLe thème de la « lecture transformatrice » a déjà donné lieu à de nombreux écrits. La transformation par la lecture peut aller loin. Deux auteurs qui ont à voir avec le roman policier historique, Umberto Eco et Pierre Bayard, étudient les processus à l’œuvre dans l’acte de lecture – Eco en développant la théorie du « lecteur modèle »2 et Bayard avec sa méthode de « critique policière », en donnant un rôle nouveau au lecteur, puisqu’il va jusqu’à en faire un concurrent de l’auteur et à l’inviter à entrer en relation directe avec les personnages et l’intrigue.

Lorsqu’ils parlent de lecture, Bayard et Eco ne pensent ni à l’éducation traditionnelle, ni à la lecture utile. Ils pensent à la science-fiction, au roman populaire, au roman policier, à la lecture « gratuite » et « futile ». Les arrières-pensées politiques du néo-polar sont loin. Non que les deux hommes se désintéressent du monde (on connaît les prises de position d’Eco contre Berlusconi ; Pierre Bayard est par ailleurs psychanalyste et confronté par l’intermédiaire de ses patients aux souffrances de notre société3), mais l’objet du polar et de la lecture n’est pas à leurs yeux de « tuer (symboliquement) l’autorité et ses représentants : le père ou le patron. »4 Il est d’offrir au lecteur un « ailleurs », de lui apporter du plaisir, de l’associer à l’œuvre créatrice de l’auteur. Ensuite, libre au lecteur de tuer le père ou le patron… ou pas.

Eco explique dans Six promenades dans les bois du roman et ailleurs que « lire un récit signifie jouer à un jeu par lequel on apprend à donner du sens à l’immensité des choses qui se sont produites, se produisent ou se produiront dans le monde réel. En lisant des romans, nous fuyons l’angoisse qui nous saisit lorsque nous essayons de dire quelque chose de vrai sur le monde réel. Telle est la fonction thérapeutique de la narrativité et la raison pour laquelle les hommes, depuis l’aube de l’humanité, racontent des histoires. Ce qui est d’ailleurs la fonction des mythes : donner forme au désordre de l’existence. » En ouverture du Nom de la rose, il écrit : « [Dans les années 1960 et 1970] se répandait la conviction qu’on ne devait écrire que pour s’engager dans le présent, et pour changer le monde. À un peu plus de dix ans de là, c’est maintenant la consolation de l’homme de lettres (recouvrant sa très haute dignité) qu’on puisse écrire par pur amour de l’écriture. C’est ainsi qu’à présent je me sens libre de raconter, par simple goût fabulateur, l’histoire d’Adso de Melk, et que j’éprouve réconfort et consolation à la retrouver si incommensurablement éloignée dans le temps, […] si glorieusement dénuée de rapports avec les temps où nous vivons, intemporellement étrangère à nos espérances et à nos certitudes. Parce que c’est là une histoire de livres, non de misères quotidiennes, et sa lecture peut incliner à réciter avec le grand imitateur a Kempis : « In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro »5. »

Ce « repos » que permet le roman, le cinéma le permet aussi, mais dans une moindre mesure. Eco explique que son livre est comme un sandwich avec de la salade, de la tomate, du fromage, etc. : une œuvre qui contient différents niveaux de lecture, et que le film qui en a été tiré ne peut contenir tous ces éléments.

Dans Qui a tué Roger Ackroyd et L’Affaire du chien des Baskerville, Pierre Bayard mène quant à lui deux contre-enquêtes minutieuses qui démontrent par A plus B que les coupables désignés respectivement par Agatha Christie et Hercule Poirot et par Arthur Conan Doyle et Sherlock Holmes ne peuvent raisonnablement être les vrais auteurs du crime. Il y a erreur judiciaire littéraire. Bayard pousse la logique jusqu’à faire l’hypothèse que ces détectives de fiction mènent une vie en partie autonome et cachée de leurs auteurs. En l’occurrence, Poirot, masquant son incompétence, aurait berné Agatha Christie et Holmes aurait trompé Watson et Conan Doyle ! Bayard invite en réalité le lecteur à porter un regard critique sur l’intrigue policière qu’on lui présente et sur les vérités qu’on lui sert sur un plateau. Il l’invite à ne pas se laisser conduire aveuglément par le romancier ni par son héros, à prendre sa part de fiction, d’enquête et, pourquoi pas, d’écriture. « C’est le lecteur qui vient achever l’œuvre et refermer, d’ailleurs temporairement, le monde qu’elle ouvre, et il le fait à chaque fois d’une manière différente. »6 Lorsque le lecteur va jusqu’à devenir auteur à son tour, cela donne Patrick Pécherot qui ressuscite Léo Malet, les pasticheurs de Sherlock Holmes faisant revivre le locataire de Baker street, etc.

1Créateur de la collection « Grands détectives » chez 10/18.

2Nous y reviendrons dans le chapitre « Modeler son lecteur ».

3On peut citer également le fait que Caleb Carr, spécialiste de l’histoire militaire, a écrit en 2002 un essai sur le 11 septembre 2001, Les Leçons de la terreur.

4Jean-François Gérault, déjà cité.

5« J’ai cherché le repos dans tout l’univers et je ne l’ai trouvé nulle part que dans un coin avec un livre ».

6L’Affaire du chien des Baskerville.

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